Le lieu : Manhattan, île centrale de New York, Etats-Unis. Plus précisément sur les docks, là où les différents navires de fret accostent pour décharger leur marchandise. Le long de ces quais, lesquels font plusieurs dizaines de kilomètres, on peut trouver de tout. Du bateau de pêche à celui qui ramène des fourrures pour les gens qui en ont les moyens, en passant par la nourriture de base et les médicaments. Et c’est justement un navire transportant un certain type de médicament qui nous intéressait. Sous la pluie battante, la carlingue approcha lentement du quai, brisant les flots capricieux et s’aidant de la lumière de ses nombreux projecteurs. Au loin, dissimulé dans les ombres, une silhouette observait l’arrivée du navire. Emmitouflé de la tête au pied, l’homme, car on suppose qu’il s’agissait d’un homme au vu de sa carrure, avait une capuche bien enfoncée sur le crâne et une écharpe qui dissimulait les traits de son visage. Seuls ses yeux cla
irs, braqués sur le bateau de fret, perçaient à travers le voile diluvien. Une fois à quai, l’ancre fût descendue et plusieurs marins mirent pied à terre pour s’affairer. Une grue gigantesque fût manipulée par l’un d’entre eux et déchargea lentement les non-moins grands containers qui étaient sur le navire pour les entreposer sur l’espace qui leur était alloué à quai. La silhouette observa le tout en conservant le silence. Il ne broncha même pas lorsque l’un des containers fit une violente embardée sur le côté et manqua de s’écraser pour ainsi dilapider la marchandise. Le travail prit bien une bonne heure, mais il resta là, à l’abri que lui offrait l’obscurité, sans bouger.

Quand enfin, le déchargement prit fin, il esquissa son premier mouvement depuis un bout de temps. S’étirant les muscles et faisant craquer ses articulations, il porta un instant la main à sa tête pour étendre ses perceptions. Mesure de sécurité, car il ne souhaitait pas être pris par surprise. Une fois prêt, il bougea. Se déplaçant d’ombre en ombre avec une agilité inattendue, la silhouette progressa rapidement en direction des containers. A proximité des énormes boîtes de conserve, il reconnût le contremaître et modifia sa trajectoire pour se diriger vers ce dernier. Le contremaître parlait avec plusieurs de ses hommes et leur donna plusieurs directives. Quand ils furent enfin partis, la silhouette émergea des ombres devant le contremaître. Le vieil homme, dont la barbe grisonnante témoignait du grand âge et dont le nez rougi n’était pas seulement dû au froid sursauta. Apparemment, l’apparition de l’homme lui avait fait peur, bien qu’il savait devoir le rencontrer. D’une voix hésitante, le vieil homme demanda :

- Hannibal ?

La silhouette encapuchonnée acquiesça sans piper mot. Le contremaître hésita un instant, se demandant comment réagir, puis se décida qu’il s’agissait de la bonne personne et se dirigea vers l’un des containers pour en ouvrir la porte. Les deux hommes pénétrèrent alors dans la grosse boîte rectangulaire pour tomber sur des centaines de cartons entassés. Le vieil homme indiqua le chargement d’un geste vague à son contact, l’invitant à y jeter un œil. Ce dernier ne se fit pas prier et s’avança vers un ensemble de cartons. Sortant un cutter de sa poche, il découpa le plastique qui maintenait en place tout le chargement puis ouvrit soigneusement l’un des cartons pris au hasard. A l’intérieur, de nombreuses pilules bleues disséminées. Non pas les pilules du bonheur. Genesis. Un médicament spécialement développé depuis l’apparition du virus pour en contrer les effets, du moins temporairement. Mais l’apparence ne suffit pas, et quand on est dans ce milieu, la confiance est une notion superflue. La silhouette se saisit donc de l’une des pilules, baissa son écharpe et avala le comprimé. Lentement mais sûrement, il sentit le composé faire effet. Les légères sueurs froides qu’il dissimulait depuis tout à l’heure grâce à son accoutrement s’estompèrent. Les sens toujours en éveil, il perçut la curiosité du vieil homme dans son dos. Comme il avait du abaisser son écharpe pour tester le médicament, son visage était à présent à découvert et le contremaître se demandait à quoi pouvait bien ressembler le fameux Hannibal. Bien décidé à satisfaire sa curiosité, il esquissa un pas en direction de l’homme qui lui tournait le dos avec l’espoir de pouvoir avoir un petit aperçu, mais il n’en eut pas le temps. Sans même se retourner, l’homme pointa son cutter en direction du vieil homme, puis lui dit d’une voix déguisée :

- Je pourrais vous laisser voir, mais alors je devrais vous tuer… et vous m’êtes bien trop sympathique pour ça…

Il sentit alors la peur prendre le pas sur la curiosité et put presque entendre le vieux loup de mer avaler sa salive. Il acquiesça une nouvelle fois en silence, puis remit son écharpe en place avant de pivoter pour se diriger vers la sortie du container. Au moment où il passait au niveau du contremaître, il s’arrêta pour poser la main sur son épaule, et lui glissa à l’oreille de la même voix déguisée :

- Bon choix. Chargez tout dans les camions.

Et il lui glissa une liasse de billets dans la main, petit bonus pour le bon travail effectué avant de disparaître sous la pluie. Au bout de quelques mètres, il commença à tituber. Portant une main à sa tête, il se retourna rapidement pour vérifier que personne ne le voyait, puis regagna la sécurité de la ruelle et de ses ombres. Là il s’affala contre un mur, retira son écharpe et enleva sa capuche pour laisser la pluie arroser son visage. Son visage était celui d’un homme connu et public : Nathaniel Livingston, PDG de la fameuse LIFE Corp. En se concentrant, il remit ses barrières mentales en place et pendant un court instant, ce fut comme si on venait de couper le son. Le genre de sensation qu’on a en sortant d’un concert, cette espèce de mur de silence qui semble bloquer tous les sons environnants. Fouillant dans l’une de ses poches, il en sortit une pilule bleue. Il venait d’en prendre une quelques minutes auparavant, mais l’utilisation continue de ses pouvoirs le fatiguait énormément. Et en même temps, pour une tête connue comme la sienne, baisser sa garde était un luxe qu’il ne pouvait se permettre. C’était pourquoi à chaque fois qu’il se déplaçait en personne pour le compte de la Résistance, il utilisait sa télépathie pour surveiller les alentours et éviter de tomber dans des traquenards. Cela le fatiguait considérablement, mais aucun sacrifice n’était trop grand pour la Cause…

Soudain, il remarqua une présence. Il ne savait pas depuis combien de temps elle était là, mais n’avait aucun besoin de sa télépathie pour savoir de qui il s’agissait. Sa démarche féline et son déhanché aguicheur la trahissait même dans l’obscurité la plus profonde. Bientôt, ses yeux glacés se posèrent sur Nate, lequel était toujours assis contre un mur à récupérer lentement de l’effort fourni.

- Tu es venue vérifier que je faisais bien mon travail, ou tu as une vraie raison d’être là ?

Le ton était un peu plus sec qu’il ne l’aurait souhaité, mais Nate était encore sous le coup de la fatigue due à sa télépathie. En son for intérieur, il espéra ne pas avoir froissé la jeune femme…

Le soleil s’était couché lentement sur la cité de New York. L’agitation habituelle régnait dans les rues du Bronx ; les dealers et les prostituées ne dormaient jamais et leur clientèle était réputée pour créer une ambiance bien particulière dans le quartier. Quelques cris retentissaient, des éclats de verres à la sortie d’un bar, le crissement des pneus des voitures qui démarraient en trombe. Dans ce côté de la ville, c’était la routine et les gens qui y résidaient s’étaient accoutumés au bruit permanant qui rythmait leur sommeil ; impossible de les en tirer. La majorité des gens qui vivaient dans le Bronx y avait passé le plus grande partie de leur existence. La misère dans laquelle ils ont évoluée ne leur a probablement pas permis de se tirer de cet enfer sur la terre. On ne venait pas habiter dans le quartier par choix, à moins que l’on soit investi d’un côté masochiste hautement développé. Pourtant, au dernier étage d’un bâtiment à l’apparence tout à fait banale, travaillait une bonne centaine de personnes qui avait fait ce choix. Le QG de la Résistance de New York se situait au sommet d’un vieil immeuble immense délabré qui ne payait pas mine. Le rez-de-chaussée complètement effondré n’était pas le repère idéal pour les junkies du quartiers ; tout semblait prêt à s’effondrer au moindre mouvement, les entrées étaient condamnées par d’épaisses planches de bois et de vieux clous rouillés. En revanche, les étages supérieurs du bâtiment avaient été complètement rénovés et abritaient une communauté peu connue du grand public. La Résistance s’affairait tous les jours pour faire éclater une vérité et une justice qui se devait d’être révélée au monde entier. L’accès aux étages supérieurs était dissimulé dans un égout qui ne servait actuellement plus ; un ascenseur avait été installé dans la charpente de l’immeuble et était tout à fait invisible aux yeux des ignorants. Son utilisation est limitée par un système de reconnaissance des empreintes digitales et assure un accès très restreint au QG.

Un cri bref, mais intense se fit entendre dans les couloirs du dernier étage du QG. De l’extérieur, on ne pouvait rien entendre ; des moyens drastiques avaient été pris pour insonoriser et rendre totalement invisible le site. A cette heure tardive de la journée, seules quelques personnes déambulaient encore dans les corridors alors plongé dans une obscurité sinistre. Ces derniers ne firent pas attention au hurlement ; ils savaient d’où il provenait et en connaissait la raison. C’était fréquent, aucune raison de s’en inquiéter. Au contraire, il ne valait mieux pas s’en inquiéter, au risque d’être accueilli plutôt froidement. Dans un bureau, une femme s’était éveillée dans un sursaut violent et un cri lui avait échappé. Elle s’était assoupie sur le bois dur de son bureau et avait eu, comme à son habitude, un sommeil assez agité pour lui causer une terreur nocturne. Ce genre de réveil était habituel si elle se servait du pouvoir qu’elle avait développé après avoir été contaminée. Sa capacité avait de lourdes retombées sur le cours de ses nuits ; même la pilule Genesis ne parvenait à estomper ces effets secondaires indésirables. La jeune femme essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient sur son front du revers de sa main fine avant de jeter un œil sur la montre argentée qui ornait l’un de ses poignets.

-« Merde… »

Elle n’aurait pas le temps d’arriver à Manhattan pour constater la qualité du matériel qu’elle attendait. Elle se leva en s’étirant et se dirigea vers l’armoire en ébène qui était plaquée contre un mur de la pièce. La jeune femme en sorti d’un pantalon noir et un chemisier gris et se changea rapidement, laissant paraître quelques instants, son corps fin et musclé. Toute une série de perruques était rangée dans un carton bleu ; il y avait de toutes les couleurs imaginables, mais elle n’en aurait pas besoin ce soir. La belle femme n’était autre qu’Heather Callaghan, chef de l’équipe de terrain de la Résistance à New York. Heather était habituée à travailler à l’extérieur et préserver son anonymat était absolument primordial : d’où la panoplie d’artifices servant à modifier son apparence. Pour cette sortie, Izzy se contenta de nouer ses longs cheveux noirs au dessus de son crâne et de poser sur son nez une paire de lunettes noires très grande. La jeune femme sortit en toute hâte de son bureau, saluant de la main les derniers courageux qui travaillaient encore à cette heure avancée.

-« Bonne nuit Ivy »

Un homme sortit de l’immeuble en même temps qu’elle. Ivy en diminutif de Poison Ivy, c’est ainsi qu’on l’appelait ici. L’infiltration en terrain risqué nécessitait une sorte de nom de code, particulièrement lorsqu’on était recherché comme cette femme. Biologiste de profession et habituée à travailler avec les fleurs et à synthétiser certains poisons, son nom de code lui était venu très naturellement. Pour tous et chacun, les ruelles glauques du Bronx n’étaient pas un lieu de choix pour une petite sortie nocturne, mais il aurait été bien mal avisé de s’en prendre à Hather Callaghan. Facile d’imaginer le genre d’entraînement qui avait été dispensé à une personne de terrain. Quelques mettre après la sortie du tunnel, elle tira la bâche qui recouvrait un bolide impressionnant. Une moto grosse cylindrée qui permettait à Heather de se déplacer rapidement et facilement dans les endroits les plus inaccessibles. Le moteur démarra et vrombit bruyamment, passant tout à fait inaperçu dans le Bronx. La jeune femme parcouru très rapidement le chemin qui la séparait de son lieu de rendez vous et gara son enfin dans le coin le plus sombre qu’elle trouva avant d’enchaîner son casque et un autre à la roue arrière de son monstre. Les lunettes de soleil qu’elle portait dissimulaient une grand partie de son visage, suffisamment pour ne pas se faire remarquer. La marchandise avait déjà était déchargée des navires, mais les docks ne dormaient pas encore ; d’immenses camions étaient en train d’être rempli avec des centaines de cartons contenant le produit miracle qui contrait les effets négatifs la mutation. Genesis… Heather ne put réprimer le frisson qui s’empara de son corps quand son regard se posa sur les cartons ; elle en avait envie, elle en avait besoin. La belle jeune femme repartit sur ses pas d’une démarche légère et assurée. Son esprit était en alerte, tous ses sens à l’affût : elle pouvait flairer un parfum doux et presque imperceptible qui flottait dans l’air. Son cœur se resserra un peu, ses poils se dressèrent sur ses avant-bras et elle se laissa guider par l’odeur discrète qui se distinguait de la senteur salée qui régnait dans les docks.

Quelques pas plus loin, dans une ruelle sombre, un homme était assis contre la façade humide et froide d’un bâtiment. Son regard vint effleurer le visage d’Heather et elle ôta ses lunettes de soleil pour l’observer. Il semblait affaibli, lourdement affecté par les effets néfastes de la télépathie usée trop longtemps et avec trop d’intensité. Le visage de la belle resta froid et fermé ; elle contenait souvent ses émotions, mais c’était encore plus vrai quand il s’agissait de se retrouver face à cet homme. Ses yeux bleus la transperçaient littéralement, elle faisait son possible pour chasser toute pensée de son esprit. Nathaniel Livingston était le seul à pouvoir lire en elle de cette façon, violant son esprit pour en découvrir les recoins les plus sombres. Par respect, il s’abstenait probablement de le faire, mais rien ne valait la prudence. Heather contempla un instant l’homme avant de réagir brutalement. Si ses pensées lui échappaient, ne serait-ce qu’un court instant, elle s’en voudrait bien trop et ne serait pas en mesure d’en maîtriser les conséquences. Elle s’approcha vivement de lui et lui tendit une main. La proximité la fit frissonner, mais elle ne laissa rien paraître.

-« Je sais que tu le fais mal, alors peu importe. »

Un sourire sarcastique s’afficha sur le doux visage de la jeune femme et elle poursuivit avant de laisser une chance à son interlocuteur de s’exprimer.

-« Je suis responsable de tout ce qui se passe ici en ce moment, c’est donc naturel pour moi de m’assurer du bon déroulement des opérations en personne. La marchandise est arrivée sans encombres ? Tu as testé le produit ? »

Elle marqua une courte pause. Les questions rapides lui permettaient d’occuper son esprit tout entier à leur affaire. La nuit était très fraîche et une brise glaciale la secoua de la tête aux pieds.

-« Je tiens à m’assurer personnellement de l’intégrité de la livraison. Où sont acheminées les pilules maintenant ? »

Heather Callaghan fixait son collègue avec tout le sérieux dont elle disposait. Nate était un membre éminent de la Résistance et sa contribution financière était d’une aide précieuse. Ils s’étaient rencontrer plusieurs années auparavant et avaient développés une relation bien particulière, difficile à définir. Tout deux doté d’un ego disproportionné, leur communication se déroule souvent d’une façon unique et improbable. Ivy ne détachait pas son regard de son interlocuteur ; son regard glacial parcourait les traits du visage de l’homme.

Bientôt, celle à qui s’était adressé le business man entra dans son champ de vision. Contrairement à lui, la jeune femme n’avait pas pris la peine de se déguiser ce soir. N’étant pas une célébrité people faisant la couverture des magazines, comme pouvait l’être Nate, elle s’était contentée d’un ensemble de vêtements aux couleurs sombres afin de mieux se fondre dans la nuit. De larges lunettes de soleil venaient compléter sa panoplie, bien que leur usage en pleine nuit la rende plus suspicieuse qu’autre chose… Ses cheveux étaient simplement noués sur le haut de sa tête et le tout lui donnait un air sérieux que Nate trouvait des plus craquants. Mais bien évidemment, il ne le lui dit pas. Le regard de son interlocutrice était indéchiffrable, et le jeune homme aurait donné cher pour savoir ce qui lui passait par la tête. C’était plutôt paradoxal de sa part, quand on savait que Nathaniel Livingston était un télépathe et avait donc la possibilité de savoir tout ce que la jeune femme pouvait penser, voire lui arracher ses pensées si elle le lui cachait. Oui, il aurait pu le faire à n’importe quel moment. Rien de plus simple pour un télépathe aussi aguerri que lui… Et c’était justement pour cette raison qu’il ne faisait pas. Dès la première fois qu’il avait croisé le regard d’Heather Callaghan, il avait instinctivement levé ses barrières pour s’empêcher de lire les pensées de la belle. Depuis ce jour, il n’avait jamais lu une seule de ses pensées. Pourquoi ? Au début, c’était pour le « plaisir de la chasse ». Quel intérêt y-a-t-il à jouer s’il n’y a pas de défi ? Regarder un film dont on connait la fin ? Pour un joueur comme Nate, clairement aucun. Il s’était donc retenu de lire les pensées d’Heather par pure fantaisie, du moins au début. Puis, au fur et à mesure que leur relation évoluait et qu’il apprenait à la connaître, il avait développé une affection particulière pour la belle. Maintenant, il n’était plus question de jeu ou de chasse. Nate avait le béguin et il s’agissait donc d’amour et de sentiments. C’était donc par respect pour elle, et dans un souci d’équité, qu’il ne s’introduisait pas dans ses pensées.

Mais bien évidemment, tout résolu qu’il soit, il ne pouvait empêcher la tentation de le titiller. Chaque fois que son regard se posait sur elle, de multiples envies l’assaillaient… Il se reprit et regarda devant lui. Une petite main à la peau blanche attendait d’être saisie. Sans y réfléchir une seconde de plus, il s’en saisit et se releva avec son aide, la gratifiant au passage d’un sourire sincère pour exprimer sa reconnaissance. Il était encore sous le coup de fatigue de l’utilisation de son pouvoir et toute aide était la bienvenue, en particulier lorsqu’elle émanait d’une jolie femme comme Heather. Cette dernière répondit enfin à la question que Nate lui avait posée lorsqu’elle était arrivée, prétextant qu’il faisait mal son travail de toute manière. La remarque était volontairement sarcastique, mais en même temps il l’avait bien mérité. Cela lui apprendrait à parler à la grande Poison Ivy sur ce ton. Conscient de tout cela, il laissa la jeune femme enchaîner sans même chercher à répliquer. Elle poursuivit en lui expliquant la véritable raison de sa présence ici. Ca se tenait. Après tout, Heather s’occupait en effet de toutes les opérations de terrain de la Résistance. Dans cette optique, elle lui demanda si tout s’était bien passé et si la marchandise était de qualité.

- Aucun problème. Et rien à redire sur les Genesis, je les ai testées... deux fois.

Il baissa les yeux en disant cela. C’était une sorte de demi-aveu de sa faiblesse et il n’aimait pas montrer cette facette de lui. La tête pointée vers le bas, il remarqua qu’il n’avait toujours pas lâché la main d’Heather. Le contact de sa peau douce contre sa main avait quelque chose d’enivrant. Il finit tout de même par lui lâcher la main tout en jetant un œil à sa tête. Il espérait la voir rougir ou détourner les yeux, mais rien de tout cela. Heather le regardait toujours droit dans les yeux, les joues rosies comme il fallait mais sans plus, attendant la réponse à sa dernière question. Etait-ce une façade ou bien ne ressentait-elle vraiment rien ? Un simple contact mental aurait suffit à répondre à cette question, mais il s’en abstint. Au lieu de cela, il lui répondit.

- Une fois que tout sera dans les camions, la marchandise sera acheminée à l’entrepôt B comme prévu, d’où tout sera trié et distribué aux revendeurs. Etant donné ton penchant pour le perfectionnisme, je suppose que tu comptes les suivre jusqu’à l’entrepôt pour t’assurer que tout va bien ?

Il jeta un œil à gauche à droite d’Heather, comme s’il cherchait quelque chose.

- Je ne vois pas de casque, mais je suppose aussi que tu as pris ton gros bolide ? Tu prendrais un passager ? demanda-t-il en lui souriant jusqu’aux oreilles, un pouce pointé sur le torse.

Heather n’était pas la seule à vouloir tout contrôler. Nate aussi aimait bien s’assurer que tout soit en ordre. Après tout, il gérait tout le trafic de Genesis, preuve de la confiance que Captain avait en lui. Il était donc normal qu’il se donne à fond dans son travail en échange. Il comptait donc lui aussi suivre l’acheminement de la marchandise jusqu’à l’entrepôt déguisé de la Résistance… mais comme il était venu à pied… Il se mit donc en route en partant dans la direction d’où était venue Heather puis lança :

- Je conduis, ok ?

Il n’eut pas besoin de se retourner pour sentir le regard acéré de la belle sur sa nuque.

- Je-ri-gole ! Evidemment que c’est toi qui conduis ton petit bébé… J’essayais juste de ne pas mourir…

Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix plus discrète mais suffisamment fort pour que sa compagne les entendent. C’était une façon sarcastique de critiquer la conduite sportive qu’elle pouvait parfois avoir. Il jeta alors un œil rapidement aux quais et constata que le transfert dans les camions s’était achevé pendant qu’ils discutaient. Il se retourna alors vers Heather, puis s’inclina poliment en lui indiquant le chemin.

- Si mademoiselle veut bien se permettre, son destrier l’attend… et on risque de manquer les camions. Ils vont partir d’un moment à l’autre.

Ce n’était pas la première fois qu’il s’amusait à se poser en prince charmant, bien qu’Heather n’ait rien d’une princesse. Oh elle était jolie, ça c’est sûr, mais elle se donnait sans cesse des airs de femme sûre d’elle et qui n’avait jamais besoin de personne. Nate voyait cela comme une carapace et espérait bien réussir à la briser pour voir la femme sensible qui se cachait derrière… Malheureusement jusqu’à maintenant, aucun de ses efforts ne s’était avéré payant. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer.

Dans la petite ruelle sombre, les deux membres de la Résistance se toisaient d’une façon tout particulière. Difficile de décrire la nature de cet échange, de ces regards plein de sens. Il était possible de les interpréter de différente manière, mélange paradoxal de désir, d’amour et d’une extrême indépendance. Nathaniel Livingston était un télépathe puissant, mais l’utilisation prolongée de cette capacité ne le dispensait pas d’en ressentir les effets néfastes. Chaque personne qui avait survécu à la contamination et qui avait développé des caractéristiques spéciales connaissait les terribles inconvénients qui s’y rattachaient. Pour cet homme, la prise de la pilule Genesis était un véritable aveu de faiblesse ; il était rare de le voir avaler les gélules bleues. La femme qui se tenait debout en face de lui avait bien plus de point commun avec son collègue qu’elle ne voulait se l’avouer. La prise du médicament ne lui posait aucun problème. Pour Heather, il était bien plus compliqué de laisser paraître ses sentiments, d’exposer son âme sans la carapace qu’elle y a attaché depuis de nombreuses années. Etre à la merci de ses sentiments, de ses désirs, c’était inconcevable pour une femme telle qu’elle. Pourtant, rien ne pourrait rester dissimulé éternellement.

La jolie brune tendit une main décidée en direction de Nate, toujours adossé au mur de briques d’un bâtiment. Le businessman ne se fit pas prier pour se saisir de l’aide qui lui était proposée. Ce simple contact, si anodin, infligea une réelle décharge à la jeune femme. D’une part, cette poignée de main lui offrait l’occasion de s’introduire dans les rêves de l’homme, bien que l’idée ne fasse que lui effleurer l’esprit, et d’autre part, elle se sentit bouleversée par ce contact. Sa main resta un moment au creux de celle de Nathaniel, elle ne la retira pas, profitant secrètement et discrètement de la chaleur qui émanait de l’homme. Quand il retira sa main, elle sentit tous les doigts de l’homme glisser sur la peau fraîche de sa main et se surpassa pour réprimer un frisson. La complicité qui les liait était palpable, mais l’un comme l’autre ne s’était jamais résolu à franchir le seuil supérieur.

Il ne fallut que quelques minutes pour que la situation ne revienne à l’état normal et que le contact soit rompu. La discussion s’orienta alors sur le trafic des Genesis. Cette soirée était importante, une grosse quantité de marchandise était arrivée et il fallait la rediriger en toute sûreté. En bonne chef d’équipe, la jeune femme n’avait pu s’empêcher de rejoindre son collègue sur le terrain, afin de s’assurer du bon déroulement de l’opération.

-« Tu as bien fait, je ne veux pas qu’on reçoive n’importe quoi, sur ce point, je te fais entièrement confiance. »

L’Irlandaise avait décelé le malaise de son ami et s’était empressée d’ajouter cette phrase. Elle connaissait assez Nathaniel pour savoir à quel point il détestait cet état de faiblesse, et elle le comprenait bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer.

-« J’ai laissé les deux casques sur la moto, juste quelques rues plus loin. Je t’embarque, tu me paieras un verre en échange. »

Elle lui lança un clin d’œil furtif, sans pour autant afficher une expression amusée. Elle restait très fermée avec ses proches, encore plus avec la seule personne qui avait la capacité de faire basculer toutes ses convictions. Au fond, c’était une femme pleine d’humour et de douceur, mais elle avait suffisamment souffert pour se dévouer à autre chose qu’aux sentiments. Sans certitude, sans faits concrets, elle ne livrerait que ce qu’il fallait de son être. Comme tout et chacun, elle craignait la souffrance, mais n’avait pas trouvé d’autres moyens que de revêtir un masque de froideur pour s’en protéger. La remarque de Nathaniel la fit pourtant sourire. C’était inévitable ; le simple fait d’imaginer quelqu’un d’autre se mettre aux commandes de sa moto lui arrachait un sourire. Elle n’eut pas le temps de placer une répartie cinglante que le jeune homme avait déjà enchainé.

-« J’espère bien que tu rigoles, la peinture de cet engin coûte une petite fortune et je tiens à mon intégrité physique Nate ! Allez, on y va ! Au pire, on les rattrapera. »

Heather Callaghan n’était pas connue pour sa conduite raisonnable. Elle maîtrisait son véhicule, même dans les situations les plus périlleuses. La vitesse était un véritable péché mignon, l’ivresse qu’elle procurait à la belle était une des sensations les plus vivaces qu’elle était en mesure de ressentir actuellement. Elle devança un peu son compagnon et se dirigea d’un pas félin en direction de sa moto. Il ne leur fallut que quelques minutes pour arriver à l’endroit où était garé le monstre. Les routes étaient humides, il avait plu quelques heures auparavant et ça risquait de tomber encore cette nuit, la conduite serait donc plus délicate. L’odeur du bitume mouillé s’était rependue dans l’air frais de la soirée.

-« Nous y voilà »

La jeune femme sortit une petite clé de sa veste et délia les deux casques. Elle en lança un à son collègue avant d’enfoncer le sien sur sa tête et de monter sur la moto noire. La clé tourna dans le contact et le moteur émit un son grave, dont l’écho courrait sur les murs des immeubles. D’un signe de la main, la jeune femme invita Nate à prendre place derrière elle. La nuit promettait d’être agitée, les filatures de ce genre n’avaient rien de sûres. Les deux membres de la Résistance n’étaient cependant pas étrangers à ce genre d’opérations, ils ne manquaient pas d’expérience. Heather aimait ce genre de sortie ; depuis qu’elle était devenue chef de l’équipe de terrain, elle gérait plutôt ce qui concernait l’organisation des missions et n'assistait plus tellement à ces dernières. Rien ne pouvait la faire déroger à ses horaires de bureaux extrêmement astreignant, presque rien. Nathaniel Livingston avait réussi à faire sortir la belle de sa tanière pour une nuit consacrée à leur cause commune.

-« T’as intérêt à t’accrocher, ça pourrait secouer un peu… »

La moto s’avança dans l’allée principale, puis en direction du port. Cette partie de la route fut parcourue très lentement, pour éviter d’ameuter tout le quartier et d’attirer l’attention. Aux Docks, les camions n’étaient déjà plus là.

-« On va par où Nate ? »

Heather était vraiment la femme parfaite. Outre une silhouette à se damner, elle était suffisamment compréhensive et polie pour enchaîner lorsque Nate se sentait mal à l’aise. Nate fit comme si de rien n’était, mais au fond de lui il se sentait redevable. C’était un peu leur petit jeu habituel. Aucun des deux n’avait besoin d’être télépathe pour savoir ce que pensait l’autre, mais ils agissaient comme si ce n’était pas le cas et comme si leurs sentiments n’étaient pas réciproques. Cela aurait pu en énerver plus d’un, mais pas eux. Non, pour Heather et Nate se tourner autour l’un et l’autre avait quelque chose d’excitant, comme s’ils s’approchaient de la limite d’un interdit et y passaient rapidement une main ou un pied avant de revenir du bon côté. C’était certes puéril, mais plus les gens vieillissent et plus leur enfance leur manque, et Nate était plus qu’un exemple de cette philosophie.

Quand il lui demanda de le prendre à moto, elle accepta sans hésiter, non sans oublier d’imposer une contrepartie, ce qui ne manqua pas de faire sourire Nathaniel.

- Il me semble que je te paye déjà un appartement. Je ne suis donc pas à un verre près.

Il était volontairement taquin avec la belle. Cette dernière étant recherchée par la SOEV et n’avait donc eu d’autre choix que d’habiter un logement au nom de l’héritier Livingston. Cela ne le dérangeait aucunement, mais il aimait bien la titiller avec ça, chercher la petite bête. C’était son truc à lui. Il poursuivit d’ailleurs en demandant à conduire, sachant pertinemment que la jeune femme considérait sa moto comme son propre enfant et donc que personne d’autre qu’elle n’était à même de la conduire. Elle répliqua d’ailleurs que c’était en partie parce qu’elle voulait conserver son « intégrité physique ». Nate ne put s’empêcher de marmonner un :

- Et moi donc !

Ce qui signifiait qu’il n’y avait franchement rien à jeter sur « l’intégrité physique » de la jeune femme. Quand elle passa devant pour le guider jusqu’à sa moto, il profita de son point de vue pour admirer ses hanches si bien proportionnées se dandiner de droite à gauche alors qu’elle marchait avec une grâce incomparable. Ce mouvement de balancier avait quelque chose d’enivrant et hypnotisant, si bien qu’il se retrouva rapidement à balancer la tête en rythme avec le bassin de sa collègue.
Une fois à la moto, Heather retira les différents verrous et envoya un casque que Nate saisit au vol. Le casque était noir et la visière teintée. Avec cela, plus besoin de se soucier d’avoir l’écharpe et la capuche bien disposées, son anonymat était assuré. Le temps qu’il enfile le casque, sa compagne avait déjà démarré le moteur du bolide et n’attendait plus qu’il s’installe derrière elle. Il ne se fit donc pas prier et vint s’asseoir derrière Heather. Lorsqu’elle l’averti des éventuelles secousses, il feignit la surprise et la peur.

- Dans ce cas, je ferais mieux de choisir une prise sûre ! conclut-il avant de poser délicatement ses mains sur les hanches d’Heather. C’est bon pour moi, quand tu veux Ghost Rider !

Il avait beau porter son casque, la sonorité de sa voix laissait imaginer un sourire allant jusqu’aux oreilles. Heather lança donc son bolide et rejoignit le quai, sans trop se presser pour ne pas éveiller les suspicions. Le temps qu’ils arrivent, les camions étaient déjà tous partis et la jeune femme demanda à Nate quel chemin ils devaient prendre. Reprenant son sérieux, il réfléchit à haute voix avant de donner sa réponse :

- Tous les camions n’empruntent pas la même route, afin d’éviter au maximum les éventuelles interceptions. Le trajet le plus risqué est sans conteste celui qui passe par les routes principales. On va donc suivre celui-là si tu n’as pas d’objections. Suis-donc le quai et tourne à droite après le troisième hangar. Après ça, tout droit jusqu’à la route, puis à gauche, droite au feu et on devrait croiser la 10e avenue. Au vu de ta conduite… sportive dirons-nous, on devrait les avoir rattrapés sur la 10e.

La jeune femme suivit donc les directions que Nate lui avait indiquées, et conformément à ses prédictions, le premier camion du convoi leur passa devant au moment où ils arrivaient sur la 10e avenue. La moto s’engagea donc à leur suite, suivant le convoi à une distance respectable afin de ne pas être associé à lui. Une bonne partie du trajet se passa en silence et tranquillement. A cette heure-ci, il n’y avait pas grand monde sur les routes. Du coup, Heather conduisait prudemment et s’il l’avait voulu, Nate aurait pu lâcher prise. Mais il aurait fallu être fou pour enlever ses mains des hanches d’une déesse, aussi glaciale soit-elle, et Nathaniel Livingston avait beau être beaucoup de choses, il n’était pas fou. Evidement, dans une telle situation, l’idée de promener un peu ses mains lui était venue à l’esprit, et plus d’une fois, mais ils étaient en mission et puis, il fallait bien se tenir. Nate réprimait donc ses pulsions les plus primaires et prenait son mal en patience…

C’est à ce moment que les choses se gâtèrent. Ca commença avec une voiture noire qui les dépassa à toute vitesse. Au début, ils crurent à un simple chauffard, jusqu’à ce qu’une deuxième voiture, identique en tout point à la première, ne surgisse d’une rue perpendiculaire et emboîte le pas aux camions.

- Je ne sais pas toi, mais ça ne me plaît pas trop…

Il n’aurait pas le temps de pousser son raisonnement plus loin que d’autres voitures et motos débarquèrent sur la route pour se mettre à encercler les camions, formant ainsi un cortège. Sauf qu’ils n’étaient vraisemblablement pas là pour escorter la marchandise, mais plutôt s’en emparer. Difficile de savoir s’il s’agissait du gouvernement ou de la SOEV, vu qu’aucun emblème n’était visible, mais une chose était sûre : ils n’étaient pas avec la Résistance. L’un des occupants d’une voiture sortit une arme et commença à menacer le chauffeur du dernier camion.

- On va pas les laisser faire ça sous notre nez ! Fonce Tiger !

Alors qu’il disait cela, Nate avait entouré la taille d’Heather de ses bras. Cette fois-ci, il n’était pas question de plaisir mais bien de sécurité. La jeune femme allait devoir conduire plus que sportivement pour éviter les voitures et les balles, et une chute de moto n’était pas permise. Passant à la vitesse supérieure, la moto ne mit pas longtemps avant de rattraper le convoi et arriver à la hauteur d’une moto ennemie à l’arrière. Ce dernier ne devait pas s’attendre à des renforts car il eut l’air surpris en voyant Heather et Nate se stabiliser à sa hauteur. Bien décidé à ne pas lui laisser le temps de comprendre ce qui se passait, Nate lança son pied sur le côté et écrasa la jambe du motard contre sa moto, le déstabilisant au passage.
Le motard lâcha un cri de douleur alors qu’il perdait le contrôle de son engin et alla percuter une voiture à l’arrêt. Le jeune homme tourna la tête pour vérifier que le motard ne se relevait pas, puis lança à la conductrice :

- Un de moins. Dépêchons-nous avant qu’ils réalisent qu’ils ne sont plus aussi nombreux !

Glissant la main dans sa poche, Nate se saisit d’une oreillette qu’il peina à installer en passant sous son casque. D’une simple pression sur le gadget, il ouvrit le canal de communication et donna ses instructions aux conducteurs via le micro qui modifiait sa voix.

- Ici Hannibal. Ne vous laissez pas impressionner par ces rigolos, Ivy et moi on va s’en charger. En attendant, hors de question de leur faciliter la vie : Camion 1, prends la troisième à droite et continue jusqu’à Central Park. Les autres, suivez-le !

Il pressa à nouveau le bouton du communicateur pour mettre fin à la conversation et revint à Heather.

- Dans la ruelle, ils ne pourront faire autrement que les suivre comme des moutons et les motos devraient bien s’amuser avec les obstacles. Nous, on va couper et les rattraper sur Central Park West, donc à droite toute ! Si on se dépêche, on arrivera à l’intersection avant eux et on pourra faire quelque chose.

Alors qu’il disait cela, Nate évaluait les différentes possibilités et stratégies, mais une seule réponse viable lui venait en tête. Il allait devoir utiliser ses pouvoirs pour entrer dans l’esprit du premier poursuivant et le forcer à bloquer la ruelle. S’il faisait ça bien, il provoquerait un joli petit carambolage et mettrait fin à la poursuite. Malheureusement, le contrecoup d’une telle utilisation risquait de le mettre K.O… Bah, inutile d’inquiéter Heather avec ça pour le moment. Il avait encore quelques minutes pour réfléchir à un plan alternatif, sinon, ils improviseraient.

Le premier poursuivant venait tout juste d’être mis hors d’état de nuire qu’Heather décida de s’occuper du suivant. Repoussant les limites de sa moto à l’extrême, elle rejoignit une voiture qui s’était stabilisée au niveau du camion et dont le chauffeur crachait ses menaces tout en pointant une arme sur son interlocuteur. Trop concentré sur la route et celui qu’il invectivait, il ne vit pas les deux membres de la Résistance lui arriver dessus. D’un geste vif, celle qui répondait au doux nom de code de Poison Ivy agrippa le bras armé et freina subitement. Les lois de la physique firent le reste et tandis que la voiture continuait sa course, le bras du poursuivant fût attiré en arrière et rencontra un obstacle en la personne du cadre de sa portière. La vitesse des mouvements fit quele bras se tordit violemment, le tout accompagné de bruits peu ragoûtants d’os qui se brisent et de chair se déchirant. Le bras en miettes, l’homme hurla sa douleur tandis qu’il perdait le contrôle de son véhicule. Mentalement, celui qu’Heather s’amusait à appeler son Sugar Daddy prit note de ne jamais la pousser à bout…
Lorsque son bras s’était brisé, il avait lâché son arme et elle était partie sur le pare-brise d’une autre voiture de poursuivants. A partir de maintenant, ils ne pourraient plus profiter de l’effet de surprise. Il était donc temps de passer à la phase suivante du plan. Conformément aux instructions que Nate avait données quelques secondes auparavant, les camions s’engagèrent dans une ruelle perpendiculaire et Heather les y suivit, roulant au niveau du dernier camion. La ruelle n’était pas large, et avec le camion il y avait tout juste la place pour une moto à côté. Resserrant sa prise autour de la taille d’Heather, Nate se surprit à prier de ne pas finir écraser par un écart soudain du camion.

Le bout de la ruelle approchait à grands pas et le jeune homme n’avait toujours pas trouvé d’alternative. La jeune femme lui demanda de faire ce qu’il avait à faire étant donné qu’ils ne pourraient pas s’occuper de tous les poursuivants d’un coup. Nate ne savait pas si Heather avait compris ce qu’il comptait faire, ou si elle le savait mais tout comme lui ne voyait pas comment faire autrement. Le jeune secoua la tête pour se reprendre. Il n’avait pas le temps de se perdre dans ses pensées. Il fallait agir et vite. Le timing serait serré et le tout nécessitait une certaine préparation.
Il commença par fermer les yeux pour se concentrer. Heureusement, ce n’était pas lui qui conduisait. Abaissant une à une les barrières érigées autour de son esprit, principalement pour sa propre protection, il étendit lentement mais sûrement ses perceptions mentales. Le premier esprit qu’il toucha fût naturellement celui d’Heather. Le contact mental fût chaleureux, bien que son esprit soit à ce moment un mélange de concentration, anxiété, détermination et plusieurs autres émotions qui caractérisaient la jeune femme. La tentation de pousser plus loin cette exploration était grande, mais Nate se força à filtrer l’esprit de sa collègue pour chercher plus loin. De la même manière, il écarta l’esprit du chauffeur du camion pour ensuite repérer celui qu’il visait. L’homme se trouvait juste derrière le camion et était à la tête de toute la file de poursuivants. Bien, se dit Nate. L’esprit de l’homme possédait de faibles protections mentales, preuve qu’on l’avait entraîné en vue d’une éventuelle confrontation avec des spéciaux. SOEV très probablement. Malheureusement, il ne devait pas avoir été très studieux car les barrières étaient bancales et Nate ne devrait pas avoir trop de mal à les franchir.

Il s’apprêtait à les traverser quand la moto roula sur quelque chose et le choc ramena brusquement Nate dans son corps. Il regarda la ruelle accidentée, conscient qu’Heather faisait tout son possible pour avoir la conduite la plus stable possible et retint donc un commentaire. S’il voulait que ça marche, il allait devoir se détacher complètement des perceptions de son propre corps et s’abandonner. Les bras entourant toujours Heather, Nate appuya cette fois-ci sa tête sur le dos de la jeune femme, et ce afin d’éviter le plus possible que son corps ne bouge. Même si son casque l’en empêchait, il imaginait les battements de cœur de la belle, dont le rythme rapide était du à l’excitation de la situation. Puis il fit le vide dans son esprit, bloqua tous les signaux nerveux provenant de son corps et s’en échappa littéralement. Réitérant les étapes précédentes, il filtra les esprits qui ne l’intéressaient et retrouva rapidement le bon. Le temps étant compté, il décida de ne pas prendre de gants et pulvérisa les barrières mentales de l’homme, occasionnant ainsi une grande douleur dans le cortex de l’individu. Une fois à l’intérieur, il concentra ses pouvoirs pour imprimer une image dans l’esprit de son poursuivant. L’image en elle-même était simple : au lieu de voir la ruelle se poursuivre en ligne droite comme c’était effectivement le cas, le conducteur allait voir un bon virage à 90° avec un gros mur bien épais. La difficulté était d’occulter les fonctions logiques de l’esprit afin que l’illusion fasse effet. A l’affût, Nate savait quelles pensées bloquer et les chercha donc activement. Comment le gros camion avait-il pu prendre un virage pareil et disparaître ? Comment n’avait-il pu pas voir un virage aussi violent avant ? L’exercice était difficile. C’était comme un Whack-a-Mole. Une pensée montrait le bout de son nez et il fallait l’étouffer dans l’œuf. Puis une autre, et une autre… Toutes les bloquer était impossible et l’une d’elles arriverait forcément à son but. Heureusement pour Nate, son objectif était de gagner du temps et rien d’autre, car plus l’illusion du mur se rapprochait, et plus la panique gagnerait le chauffeur…

Pour Nate ca avait semblé une éternité à combattre les pensées de ce type, mais en réalité, le tout ne dura pas plus de quelques secondes. Subitement et sans explication pour ceux derrière lui, le conducteur fit une violente embardée sur le côté. Le nez de sa voiture heurta l’un des murs de la ruelle et le véhicule se renversa. Emporté par sa vitesse sur quelques mètres supplémentaires, la voiture finit par s’arrêter en travers de la ruelle. Ceux de derrière n’eurent pas le temps de réagir et emboutirent sans vergogne la voiture de leur collègue. De son côté, Nate avait réintégré son corps dès que la voiture avait rayé le mur. A peine était-il de retour que ses poumons s’étaient emplis d’air, comme s’il était resté en apnée pendant longtemps. Puis, alors qu’il retrouvait les sensations de son corps, il avait senti ses forces lui échapper. Il trouvait sa visière beaucoup plus sombre subitement et ne mit pas longtemps à réaliser que la visière n’y était pour rien. Un voile semblait lui recouvrir les yeux et il se sentait glisser dans l’inconscience. De toutes ses forces, il lutta contre son propre corps pour rester éveillé mais l’utilisation intensive de son pouvoir l’avait vidé et c’est contre son gré qu’il s’évanouit. En conséquence, sa prise se relâcha et Heather put sentir les bras de Nate la serrer de moins en moins tandis que sa tête, suivie par le reste du corps, glissait de plus en plus sur le côté.
La jeune femme dut faire appel à tous ses réflexes et ses talents de pilote pour maîtriser sa moto et la poupée de chiffon ballottant qu’était devenu Nate. Malgré tout, la moto bascula et la jeune dût la relever rapidement pour les empêcher de finir écrasés sous son poids. Elle retira ensuite le casque du jeune homme inconscient et se saisit de son communicateur pour donner les instructions finales aux convoyeurs, avant de s’assurer de l’état de son compagnon.

Nate flottait dans le vide. Son esprit était vide. Il ne sentait ni le chaud, ni le froid. Il ne savait pas comment il était arrivé là, mais il s’y sentait bien et ne voulait plus en repartir. C’est alors qu’un flash lumineux vint l’éblouir. Gêné, il cligna des yeux et le flash cessa, avant de recommencer. La lumière se faisait de plus en plus forte, et Nate réalisa que ces lumières étaient en fait des sons. Le son d’une voix, d’une voix féminine plus précisément. Il n’en comprenait pas les mots, mais gémit faiblement en réponse. Puis la lumière cessa, alors qu’on lui replaçait le casque sur sa tête et le traînait à l’abri. Il était de retour dans les limbes, mais le souvenir de cette lumière l’obsédait. A qui pouvait bien appartenir cette voix ? Elle était familière pourtant… Alors qu’il se concentrait de plus en plus, Nate remontait des profondeurs de l’inconscience pour finalement se réveiller. Lorsqu’il ouvrit les yeux, son corps était affalé contre un container, et sa tête était recouverte par le casque de moto. Sa bouche était pâteuse et il pouvait sentir le contact chaud et liquide du sang qui s’écoulait de son nez et lui recouvrait le menton. C’était désagréable, mais il avait plus important à faire comme il allait s’en rendre compte. En retrait, dissimulé dans l’ombre, Nate n’eut qu’à tourner la tête pour voir Heather les bras levés sous la menace d’un homme, tandis qu’un deuxième gisait à terre. Il fallait faire quelque chose mais quoi ? Il était encore trop faible pour réutiliser son pouvoir et s’il essayait, le contrecoup risquait de le tuer… mais avait-il le choix ? Alors qu’il s’apprêtait à mettre sa vie dans la balance, son regard se posa sur l’arme à ses pieds. Il ne savait pas d’où elle venait, mais elle tombait à point ! A l’aide de mouvements lents, d’une part pour ne pas être repéré mais aussi parce qu’il était encore sonné, il attrapa le revolver sur le sol, s’assura que la sécurité était bien enlevée et se redressa lentement. La distance qui le séparait des agresseurs n’était pas bien grande et il préféra donc s’approcher plutôt que de tirer de loin et risque de rater sa cible… ou de toucher Heather. A pas de loups, il avala les quelques mètres et se retrouva juste derrière l’homme armé. L’autre au sol l’avait vu mais trop tard, Nate avait déjà posé l’arme sur la tempe de l’agresseur. Une fois le canon en contact avec la tête, il ne lui laissa pas le temps de réagir et pressa la détente. Le percuteur propulsa la balle qui fût projetée hors du canon et poursuivit son impitoyable course à travers la cervelle de l’homme de la SOEV. Nate poursuivit ensuite sur sa lancée et pointa cette fois-ci son arme sur l’homme à terre.

- Tu as quelque chose à ajouter ?

Ses yeux étaient un mélange de peur et de haine et Nate sut, sans même avoir à lire ses pensées, que l’homme ne dirait rien. Il pressa donc une nouvelle fois la détente et la balle traversa la poitrine de l‘homme. Il n’aimait pas tuer les gens de sang-froid, mais il n’avait pas eu le choix. Le premier menaçait Heather. Quant au deuxième, il avait vu le visage de la jeune femme et entendu la voix de Nate. Le risque qu’ils soient découverts était trop grand et il devait donc être supprimé.
A peine la deuxième balle était-elle partie que Nate lâcha l’arme au sol et tituba pour se rattraper faiblement à Heather. L’effort physique qu’il venait de fournir l’avait laissé avec des vertiges et il n’avait qu’une envie : s’allonger et dormir. Mais il fallait tout d’abord s’assurer que tout allait bien.

- Appelle les autres convois et assure-toi qu’ils sont tous arrivés sains et saufs. Sinon… non laisse tomber, on verra plus tard. Emmène-moi dans un coin sûr, je sens que je vais encore tourner de l’œil.