L’avantage avec l’endroit où elle se rendait, c’était que la clientèle importait peu. Certes, en temps normal, ce même avantage aurait plus ressemblé à un inconvénient. Mais vue sa situation, Ambre n’avait pas franchement le choix. Louer les bars, cafés et autres établissements de ce genre était devenu naturel. Elle connaissait les adresses, s’y rendait naturellement, et si sur le chemin, le même déguisement était toujours nécessaire, une fois entrée dans le bar, elle pouvait redevenir cette femme qu’elle avait pensé être avant. Ambre Davis n’avait jamais eu la vie facile, mais comparé à ce qui lui arrivait aujourd’hui, elle avait tout de même connu des jours heureux. On le savait tous : c’était une fois qu’on perdait ce qu’on avait de plus précieux que l’on se rendait compte de sa valeur. Tel était le cas maintenant. Elle avait eu droit à des années normales, où elle avait vécu avec un homme, où elle s’était trouvé un travail – certes minable, mais qui leur permettait de joindre les deux bouts. Elle s’était remise dans un chemin normal, avait quitté toutes ces mauvaises habitudes qu’elle avait chopées dans le Bronx pour finir par les retrouver quelques semaines plus tôt. Hier, elle n’était qu’une inconnue qui arpentait les rues comme n’importe qui menant une vie normale. Hier, le virus n’était pas là et ne lui avait pas pourri l’existence. Aujourd’hui… Aujourd’hui, tout était à l’exact opposé. Radicalement différent. Elle était recherchée parce qu’elle était malade, la meilleure ! Et on lui collait des crimes divers et variés sur le dos. La seule chose qu’elle faisait, plus pour survivre que pour vivre à présent, consistait en quelques cambriolages. Lui avait-on laissé le choix ? Non. En avait-elle envie ? Encore moins. Elle était juste obligée. Les rares instants où elle pouvait redevenir cette personne qu’elle avait été pendant quelques années, comme si ces dernières consistaient à présent qu’en une sorte de rêve lointain, c’était ceux qu’elle passait avec Heather dans des bars à la réputation pas franchement reluisantes. Mais personne n’irait les voir elles. Recherchées, faisant toutes les deux partie de la tête de liste de la SOEV et de tous leurs petits copains flics, personne n’était assez fou ou stupide pour les provoquer. Incroyable de voir que les seuls endroits finalement les plus tolérants de la ville étaient des établissements qu’on avait toujours jugé jusqu’ici infréquentable. Mais pourtant vrai.

Vêtue simplement, un sac sur l’épaule, la tête baissée tandis qu’elle marchait, Ambre savait aujourd’hui suffisamment bien se faire discrète pour ne pas être reconnue par le premier venu. D’autant plus qu’elle connaissait le Bronx comme sa poche pour y avoir passé la plus grande partie de sa vie. Si bien qu’elle savait parfaitement par quels endroits il était préférable de passer une fois qu’on y pénétrait. Les mystères de la sécurité déployée par la SOEV et les forces de l’ordre ne lui étaient en aucun cas inconnus. Son quartier d’enfance n’avait pas le moindre mystère pour elle. Un vrai labyrinthe dont elle connaissait chaque recoin. C’était là-bas qu’elle retrouverait Heather. Dans un établissement faisant partie de ces nombreuses rues qu’elle avait côtoyées gamine et adolescente, et même dans les débuts de sa majorité. Quelques regards croisés, si les habitants de ce quartier restaient fermés aux autres, ils savaient reconnaître l’un des leurs. Aussi ne dénonceraient-ils pas la jeune femme, dont le visage était pourtant connu. Le Bronx était peut-être difficile, mais depuis la propagation du virus, il était le seul quartier sur lequel Ambre pensait pouvoir plus ou moins compter. Ses habitants avaient suffisamment de problèmes pour vouloir s’en créer d’autres. D’autant plus qu’ici, on ne trahissait pas, point barre. La loi du silence était la règle.

La porte s’ouvrit, Ambre fit enfin son apparition dans le bar. Ca n’était pas la première fois que le serveur voyait cette femme recherchée franchir le seuil de son établissement, mais peu importait. Un client était un client. Surtout quand le client en question était agréable à voir. Elle n’adressa un regard à personne d’autre qu’à Heather. Se dirigeant vers leur table habituelle, discrète mais pouvant très bien observer ce qu’il se passait dans l’ensemble de la pièce, elle s’était assise face à elle dans un soupir de soulagement. Voir son amie était une véritable délivrance. Une bouffée d’air frais dans sa nouvelle vie, un réveil pour elle. Elle ressortait d’un mauvais rêve, belle ironie venant de la part d’une amie qui avait un pouvoir comme le sien. Heather était sa connexion avait un passé qu’elle regrettait, vers un présent un peu moins sombre et un avenir lui aussi moins noir. Leurs rendez-vous qu’elles se fixaient étaient toujours attendus avec impatience. La chose était simple : sans le soutien qu’elles s’apportaient l’une à l’autre, elle n’aurait peut-être pas tenu le coup, ou alors pour pas longtemps encore. Cette bouffée d’oxygène était ce qui pouvait lui faire le plus grand bien, tout en apportant un risque minime. Elles sauraient s’en sortir si jamais elles étaient retrouvées. La chose avait manqué plusieurs fois d’arriver.

« Comment vas-tu ? Pas trop difficile la vie ces derniers temps ? »

Elles savaient l’une et l’autre les épreuves qu’elles avaient du traverser. Le virus était leur fléau, avait ruiné leurs vies. Et depuis quelques temps, se cacher devenait un peu plus difficile. La SOEV s’acharnait, et plus elle mettait de temps à les trouver, plus elle concentrait ses forces pour les avoir. Combien de fois Ambre avait-elle repéré certains de leurs agents ? Pas plus tard que la semaine dernière, elle avait créé un véritable scandale en plein Manhattan après qu’ils l’aient aperçue. Elle avait été forcée d’utiliser son pouvoir, elle avait bien cru qu’elle finirait par y passer. Plusieurs fois, elle avait été tentée de rester intangible pour échapper à tous ces symptômes, toutes ces souffrances que son corps solide pouvait lui apporter. Elle s’était raisonnée. Si elle le faisait trop longtemps, si elle voulait tant passer au tr avers de tout ça, dès qu’elle abaisserait sa garde pour redevenir solide, le virus la tuerait. Elle n’était pas stupide. Ambre avait passé sa commande, la même chose que ce qu’Heather avait entre les mains. Elle s’était allumée une cigarette, en proposant une à son amie avant d’enchaîner :

« Tu as vu ? On est encore passé aux infos aujourd’hui ! Apparemment, j’aurai été aperçue à Dallas. Dallas, ben voyons. Et toi, tu longerais la frontière du Mexique. »

Moqueuse ? A peine. Elle trouvait toutes ces rumeurs ridicules, bien qu’elles l’arrangeaient certainement. Au moins, la population était persuadée qu’elle était là-bas et ne se mettrait pas à crier en la voyant réellement. L’important était juste d’y croire. Et même si le sujet l’amusait, il l’agaçait tout autant. Voir sa tête aux informations ne lui faisait pas franchement plaisir, surtout maintenant.